Que ma joie demeure
La route montait, et brusquement en haut de la côte, un grand pays prit place dans tout le tour de l’horizon. Il semblait qu’on fut en face d’une formidable escadrille de voiliers, et pourtant on tournait le dos à la mer. C’étaient des collines de pierres pures, blanches, hautes, pleines de soleil, taillées en mâts, en vergues, en boulines, en affaissement et en gonflement de voiles, toute une marine de rêve pétrifiée dans le ciel bleu. La flotte de ces montagnes de craie amarrée en un immense demi-cercle tenait tout le pays sous le grondement de leur pavois. Dans le cirque, qui se développait ainsi sous les étraves de rochers, la terre ondulait lentement en noble ordonnance romaine.
Des bois de pins noirs comme la nuit entoisonnaient des terres et coulant dans les vallons bordaient de fourrures sauvages les jardins, les canaux, les villages roses, les couvents, les églises, les temples, les colonnes plantées au milieu des prairies et les routes bleues.
Des aqueducs miroitant comme des vertèbres sèches sortaient des bois, alignaient leurs arches dans des terres couleur de feu, rentraient au noir des arbres, sortaient de l’ombre, enjambaient les maisons, les vergers et les parcs, et s’éloignaient dans la flexion des combes comme la carcasse d’un long reptile.
C’était une nuit extraordinaire.
Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres, et qui soulevaient des mottes luisantes de la nuit.
Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se retournait.
« Il fait un clair de toute beauté ! », se disait-il.
Il n’avait jamais vu ça.
Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile. Ça n’était pas le vent. C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts.
Il y avait tant de lumière qu’on voyait le monde dans sa vraie vérité.
L’apparence des choses n’avait plus de cruauté, mais tout racontait une histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt là-bas était couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes.
« Et, se dit Jourdan, j’aimerais bien qu’il me trouve en train de labourer.»
Depuis longtemps, il attendait la venue d’un homme. Il ne savait pas qui. Il ne savait pas d’où il viendrait. Il ne savait pas s’il viendrait. Il le désirait seulement. C’est comme ça que parfois les choses se font, et l’espérance humaine est un tel miracle qu’il ne faut pas s’étonner si parfois elle s’allume dans une tête sans savoir ni pourquoi ni comment.
Le tout, c’est qu’après, elle continue à soulever la vie avec ses grandes ailes de velours.
Et puis, la nuit était extraordinaire. Tout pouvait arriver par une nuit pareille.
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